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ILERI-Défense

Saint-Cyr : "À genoux les hommes, debout les officiers !"

3 Décembre 2012 , Rédigé par ileridefense Publié dans #France

Une étude sociologique vient de paraître sur Saint-Cyr.

Une étude sociologique vient de paraître sur Saint-Cyr. © AFP

 

Dans son livre À genoux les hommes, debout les officiers ! Claude Weber dresse un portrait scientifique des jeunes élèves officiers de l'école spéciale militaire de Saint-Cyr. Ce travail d'un maître de conférences de l'université de Rennes II, détaché comme enseignant aux écoles de Coëtquidan, est basé sur l'observation de la promotion 2005-2008 (Capitaine Beaumont). Trois ans d'observation au quotidien et d'accompagnement de ces jeunes hommes et femmes permettent de dresser un tableau inédit et sans concession de la future élite de l'armée de terre. Interview

 

Le Point.fr : La sagesse populaire prétend qu'il faut être "sorti de Saint-Cyr" pour résoudre un problème complexe. Mais on ne sait que très peu de choses des saint-cyriens. Qui sont-ils ?


Claude Weber : L'école spéciale militaire de Saint-Cyr, où étudient les saint-cyriens, est l'une de celles, regroupées sur le site de Coëtquidan à Guer (Morbihan), qui forment les officiers de l'armée de terre. Elle est considérée comme la voie royale pour accéder aux plus hautes responsabilités et ce n'est pas faux : 91 % des 177 officiers généraux de l'armée de terre en activité de service en 2011 étaient saint-cyriens. Pourtant, Saint-Cyr ne forme qu'environ un tiers des officiers de l'armée de terre. On y accède par concours, après être souvent passé par des classes préparatoires militaires, les "corniches", dont les élèves sont appelés les "cornichons". Environ 160 élèves français et une vingtaine d'élèves étrangers officiers sont ainsi recrutés chaque année. S'y ajoutent une vingtaine d'officiers sur titre ou OST, recrutés sur titre universitaire et intégrés pour suivre une unique année de formation militaire.

 

Vous dites que Saint-Cyr forme l'élite des officiers de l'armée de terre. Vous précisez pourtant dans votre ouvrage que les meilleurs, en tête du concours de sortie, choisissent systématiquement la gendarmerie !


C'est exact. Les meilleurs saint-cyriens font régulièrement le choix de la gendarmerie. Ils estiment à juste titre que le temps de commandement y est plus long, les activités plus diversifiées, la rémunération meilleure en raison de la mise à disposition d'un logement gratuit. C'est particulièrement appréciable pour les officiers supérieurs en poste à Paris, où les loyers sont particulièrement coûteux ! L'armée a trouvé une forme de réponse : l'école demande parfois aux élèves de préciser leur choix à l'issue de la deuxième année. Je ne veux pas dire qu'ils sont classés à part. Mais il est possible de les rétrograder "quelque peu dans le classement, pour ne pas pénaliser leurs condisciples.

Expliquez-vous qu'il est possible de fausser délibérément le jeu de la sélection au mérite ?

Oui, en quelque sorte. Ce n'est pas toujours dit de cette façon, mais plus ou moins assumé ! On dira à un élève qui a choisi d'être gendarme qu'il n'est pas nécessaire d'élever sa note d'aptitude (que les élèves appellent "note de gueule", tout est dit !), puisqu'il a déjà choisi son arme... Ce qui permet de faire monter d'autres élèves qui ont besoin de plus de points pour être en mesure de choisir les armes de mêlée (infanterie, cavalerie, etc.). Et ainsi de voir les meilleurs choisir l'armée de terre, non plus la gendarmerie.

 

Vous affinez et nuancez une typologie des élèves classés en "radicaux" ou "pragmatiques". Quelles sont leurs caractéristiques ?

 

Ces classifications ont été établies initialement aux États-Unis par le sociologue Morris Janowitz, à partir de questionnaires. J'ai choisi, pour ma part, l'observation sur le terrain, pour faire évoluer la typologie. Mais ces deux catégories demeurent pertinentes. Le professionnel radical est complètement tourné vers la dimension militaire en affichant fortement ses valeurs et en choisissant de servir dans les armes de mêlée. Par opposition au professionnel pragmatique, plus ouvert sur la société extérieure, politiquement et sociologiquement. Je me suis beaucoup intéressé aux évolutions et aux complexités qui apparaissent entre l'arrivée à Saint-Cyr et la sortie, trois ans plus tard.

Sur plus de 200 officiers sortant chaque année de Saint-Cyr, une infime minorité commandera un jour un régiment. Les saint-cyriens ne sont-ils pas, tout simplement, beaucoup trop nombreux ?

Il est exact que les saint-cyriens qui atteignent le sommet de la pyramide sont très peu nombreux. Un saint-cyrien sur cinq, ou moins encore, commandera un jour un régiment, ce qui suscite une forte frustration. Mais l'institution répond qu'elle forme un nombre de saint-cyriens en fonction du nombre de compagnies à commander, comme capitaine ou commandant. Mais je ne vous apprends pas que les effectifs vont continuer à baisser, et que donc on formera moins de saint-cyriens. Cela étant, beaucoup s'intéressent essentiellement à la première partie de carrière. Les postes de colonel, les états-majors, ça les concerne moins à ce stade. Ils sont nombreux à se dire qu'ils quitteront l'armée assez jeunes encore pour se reconvertir.

 

Vous notez dans des tableaux très détaillés qu'à la fin de la formation à Saint-Cyr les enfants d'officiers supérieurs et généraux de l'armée de terre sont en tête du classement. Pourquoi ?

 

Trois explications. Tout d'abord, il existe incontestablement une prime au "bon départ". Des jeunes qui arrivent à Saint-Cyr en connaissant la vie au grand air, les grades, les chants, le lexique, en sachant parler à un supérieur et en ayant porté des rangers sont très à l'aise dès les premiers jours. Ils possèdent les codes, donc, comme Bourdieu l'a bien expliqué, le capital social et culturel de leurs parents. Ils prennent un meilleur départ que ceux qui n'ont jamais connu le milieu militaire, qui se trouvent complètement "azimutés" (terme local) au début de la formation ! Ensuite, il existe une "prophétie auto-réalisatrice". L'encadrement peut penser certains jeunes meilleurs, les encourager et finir effectivement par les rendre meilleurs. Ce n'est pas toujours conscient, mais l'évaluateur pense parfois que les qualités du père sous les ordres duquel il a servi ou ambitionne de le faire se retrouvent chez son enfant. Quand une fille ou un jeune issu du milieu civil échoue, on dira "ce n'est pas étonnant", mais on se demandera "que lui arrive-t-il aujourd'hui ?" si c'est un fils de militaire qui va bénéficier de cet effet Pygmalion.

Vous écrivez d'ailleurs que les élèves passés par les corniches, les "cornichons", tiennent le haut du pavé...

C'est l'effet du réseau, ma troisième explication. Ceux qui sont passés par les corniches s'entraident, et c'est ainsi que les fils d'officiers supérieurs accèdent plus aisément aux responsabilités dans la promotion, en acquérant de fait un capital supplémentaire. Les représentants sont une vingtaine par promotion, ils donnent le ton et maintiennent l'esprit de la promo et en tiennent les rênes.

 

Vous écrivez des choses assez terribles sur les filles à Saint-Cyr, exclues de la chorale, et vous expliquez que, "pour se faire admettre parmi les meneurs, il faut s'afficher plus misogyne et plus bigot encore" !

 

Cette formule s'applique à ceux qui ne sont pas des héritiers. Ils n'ont pas les codes, ne sont pas issus d'une lignée permettant d'être immédiatement reconnus. Souvent, ils surjouent un rôle, en rajoutent sur les normes de comportement catholique, sur la stigmatisation des filles pour se faire accepter des héritiers, les leaders de la promotion. Ils finissent par être ridicules en provoquant l'hilarité de ces mêmes héritiers qui, du coup, les rejettent...

 

Les officiers sur titre (OST) recrutés après un long cursus universitaire sont qualifiés d'officiers "sans tradition" par les cyrards recrutés par concours. Sont-ils ostracisés ?

 

Ils sont insérés plutôt qu'intégrés. Même le bahutage - essentiel pour l'intégration, comme l'a montré le récent décès du sous-lieutenant Jallal Hami - ne suffit pas toujours pour qu'ils soient reconnus. Ce sont les trois années de formation qui créent du lien, l'OST est un peu à part. Il intègre l'école avec bac + 5, est plus âgé et passe lieutenant avant les autres, touche sa solde plus tôt, est géré avec la promotion supérieure. On peut faire le rapprochement avec les autres groupes minoritaires ostracisés, comme celui des filles.

 

Vous rapportez un sondage informel que les élèves suivis pour votre étude avaient réalisé pour la présidentielle de 2007. Résultat : 6 % des voix pour Ségolène Royal, 30 % pour Jean-Marie Le Pen, 60 % pour Nicolas Sarkozy. Quel enseignement en tirez-vous ?


Même pour une recherche scientifique, il est interdit d'aborder frontalement la question politique. J'ai bien précisé que ces chiffres n'ont pas de valeur absolue. Et je connais assez les élèves pour savoir qu'ils en rajoutent souvent... surtout sur ces sujets. Ils partent de l'idée qu'ils sont perçus comme des gens de droite et vont donc pousser le curseur à fond, faire entendre au chercheur un son caricatural ! Même ici, certains qui pensaient autrement se sont pliés à la norme. Ou se gardent de faire valoir une autre opinion tant qu'ils sont à Saint-Cyr. Si j'ai parlé de ce sondage, c'est parce que les élèves eux-mêmes l'avaient mis en place, mais il est bien évident aussi que la position sur l'échiquier politique est majoritairement à droite parmi cette population.

Claude Weber, À genoux les hommes, debout les officiers ! La socialisation des saint-cyriens, préface de Michel Wieviorka, Presses universitaires de Rennes, 405 pages, 19,00 euros. ISBN: 978-2753520196

 

Jean Guisnel

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