"Mes chers collègues, vous avez embrassé une carrière à la DGSE..."
Voici le discours, dans sa version intégrale, prononcé ce matin par Erard Corbin de Mangoux, directeur de la DGSE, devant plus de 1400 personnels réunis dans la cour principale du siège de la
DGSE, boulevard Mortier à Paris. A l'exception de Calude Silberzahn, tous les anciens directeurs vivants étaient présents à la cérémonie marquant le trentième anniversaire de la transformation du
SDECE en DGSE. Plusieurs décorations ont été remises au cours de la cérémonie, qui s'est déroulée à huis-clos.
"Il y a exactement trente ans, le 2 avril 1982, en paraphant le décret 306, le président de la République François Mitterrand, le Premier ministre Pierre Mauroy et le ministre de la Défense
Charles Hernu, accomplissaient un geste symbolique, en donnant un nom nouveau au service français de renseignement extérieur. La direction générale de la sécurité extérieure était née.
Il s’agissait de tourner une page, celle du SDECE, le service de documentation extérieure et de contre espionnage. Le SDECE, créé en 1946, service héritier du BCRA, de la DGSS, de la DGER,
aura vécu 36 ans. Sa vie n’aura pas été un long fleuve tranquille, avec les guerres de décolonisation, la relation particulière de la France avec l’Afrique, et la guerre froide. En 1982, c’est un
changement sémantique qui est alors opéré, une rupture symbolique avec le passé. Mais ce changement de nom ne modifie pas la mission du Service : la recherche de renseignements intéressant
la sécurité de la France.
Pour nous, l’année 2012 est une année marquée par deux anniversaires. Nous avons commémoré ensemble, le 17 janvier dernier aux Invalides, le 70ème anniversaire de la création du BCRA,
le Bureau central de renseignements et d’action. Cette cérémonie a permis de renouer avec ce passé glorieux, celui de la France Libre. Elle nous a donné l’occasion d’exprimer nos valeurs dans une
période qui en est trop souvent privée. C’était un moment intense d’émotion. J’y ai vu comme une passation de flambeau, entre les survivants du BCRA présents et la jeune génération de la DGSE, à
la recherche de valeurs et d’exemples.
Aujourd’hui, ce trentième anniversaire est une nouvelle occasion pour le personnel du Service de se retrouver, de démontrer son unité et d’afficher ses valeurs. Tous ici présents, prenez
part - ou avez pris part - à l’histoire de la DGSE. Je voudrais adresser des remerciements appuyés à mes prédécesseurs, pour leur présence : l’amiral Pierre Lacoste, le général François
Mermet, le préfet Jacques Dewatre, l’ambassadeur Jean-Claude Cousseran et l’ambassadeur de France Pierre Brochand. Mes pensées vont au préfet Claude Silberzahn, malheureusement absent, à deux
autres de mes prédécesseurs, Monsieur Pierre Marion et le général René Imbot, aujourd’hui disparus. Enfin, je remercie les anciens directeurs et anciens chefs de service SR et CE qui nous ont
rejoints pour cette commémoration.
En cet instant solennel, je voudrais évoquer la mémoire de tous nos collègues qui ont perdu la vie en mission, alors qu’ils veillaient à la sécurité de notre pays. D’autres ont
été tués à l’entrainement. D’autres enfin ont été arrêtés et longuement emprisonnés, parfois dans de très difficiles conditions. C’est vers eux que vont mes pensées en ce jour particulier, et
pour eux que nous nous réunissons. Enfin, je voudrais tant que notre collègue Denis Allex, retenu en Somalie, nous entende, qu’il sache que nous ne cessons de penser à lui et que nous l’attendons
avec impatience.
Mes chers collègues, par choix et par dessein, les Français ne connaîtront jamais les détails de votre courage, ni les détails de votre travail dans l’ombre. Vous servez la France avec un
patriotisme silencieux, vous ne recherchez ni les projecteurs, ni les louanges. Et c’est ce qui fait votre honneur.
Cet anniversaire est l’occasion pour nous de dresser un bilan des trente années passées, d’expliquer ce qu’il y a de spécifique et de grand à notre mission, de revenir sur notre histoire et d’en
tirer les enseignements pour l’avenir. La France, puissance souveraine, membre permanent du conseil de sécurité des Nations unies, doit disposer de capacités autonomes d’analyse des
situations internationales.
Pour que nos autorités puissent se forger un avis dans le domaine de la politique étrangère, de la défense et de la sécurité, elles doivent pouvoir se fier à un appareil de renseignement
recueillant l’information par des moyens propres et délivrant un renseignement fiable, recoupé et pertinent. Le renseignement, qui est une politique publique, fait partie des atouts de
souveraineté de la France. Pour ce faire, notre pays dispose d’un ensemble de services de renseignement aux responsabilités et compétences complémentaires et différenciés.
Au sein de la communauté du renseignement, la DGSE, a pour mission de rechercher et d’exploiter les renseignements intéressant la sécurité de la France, ainsi que de détecter et
d’entraver, hors du territoire national, les activités d’espionnage dirigées contre les intérêts français afin d’en prévenir les conséquences.
Dans ce cadre, la DGSE jouit du monopole des capacités clandestines de recherche du renseignement à l’étranger. Service spécial, service de renseignement intégré, la DGSE dispose d’un large
éventail de capteurs, humains, techniques et opérationnels. Elle dispose également d’une capacité d’entrave. La richesse des capteurs et des activités du Service se retrouve dans la richesse et
la diversité de vos profils. Hommes et femmes de la DGSE, officiers de renseignement, vous êtes militaires, fonctionnaires civils, contractuels, stagiaires, ingénieurs, experts, techniciens,
géographes, linguistes, crypto-mathématiciens… par votre pluralité, vous êtes la vraie richesse de la DGSE. Associer les talents et mettre les compétences en synergie, voilà notre credo,
car de ce trésor, nous tirons notre force et notre crédibilité.
Une fois n’est pas coutume, je voudrais mentionner le travail de nos sources. Elles ont leurs propres motivations et leurs propres espoirs, elles sont étrangères, elles ont
accès à l’information et elles choisissent de travailler pour nous. Elles prennent des risques pour fournir l’information qui doit nous permettre de mieux connaître les intentions de nos
adversaires. Nous avons une obligation absolue à leur égard : celle de protéger impérativement leur identité. Sans le secret attaché à cette information, la DGSE perdrait sa légitimité et sa
capacité à recueillir du renseignement.
Je comprends l’appétit de nos contemporains pour la transparence, car elle est nécessaire dans une démocratie. Mais dans le domaine si particulier du renseignement, nous devons
nous assurer que nos secrets ne deviennent pas accessibles librement à nos adversaires, nous devons également protéger les secrets de nos partenaires, sans lesquels nous ne pourrions pas
travailler efficacement. La DGSE est respectueuse des institutions républicaines et du jeu démocratique, dont elle contribue à assurer la protection et la pérennité. Le renseignement doit être
conforme à nos valeurs, au Service de l’Etat, inscrit dans l’Etat de droit et contrôlé par le Parlement et les différentes autorités administratives indépendantes. Il ne peut y avoir, dans une
démocratie, de services de renseignement qui ne soient encadrés et portés par les valeurs de la République. Le contrôle de notre Service par les élus de la République est non seulement
nécessaire, mais il conduit à une protection toujours plus pertinente et efficace des intérêts fondamentaux de la Nation et souligne la reconnaissance institutionnelle du métier du renseignement
et sa place au cœur de l’Etat républicain.
Si je dois ce matin me retourner sur notre histoire, il faudrait tout d’abord tenter de dépeindre le long cheminement historique de la question du renseignement en France. Nous avons nos
expériences propres, notre vécu, et les historiens se penchent sur cette question passionnante. Lorsque le SDECE change de nom en 1982 pour devenir la DGSE, le monde est très différent de celui
d’aujourd’hui. Et qui, en 1982, aurait imaginé le monde d’aujourd’hui ?
En 1982, la page de la décolonisation a été tournée, mais la guerre froide est toujours d’actualité. La DGSE s’adapte, se réforme, pour recueillir du renseignement. C’est à cette époque
troublée, face à un ennemi clairement identifié et totalitaire, que s’élaborent en France la doctrine du renseignement et sa pratique. C’est donc naturellement à cette époque, qu’insensiblement,
s’affirme la contribution du renseignement à la mise en œuvre de la politique étrangère de notre pays. La DGSE devient ainsi, progressivement, une partie essentielle de l’appareil d’Etat, du
processus de décision des autorités gouvernementales pour ce qui relève de la protection des intérêts de la France et des Français.
A partir de 1989, la chute progressive du bloc soviétique ouvre une ère nouvelle. D’un monde bipolaire, nous assistons à la mise en place d’un monde multipolaire. Le changement d’adversaire
pousse à une transformation du renseignement.
A la menace soviétique, facilement identifiable, se substitue une menace plus incertaine, plus insaisissable : le terrorisme – dont la France demeure la cible – , mais aussi la
prolifération des armes de destruction massive, la criminalité organisée, la piraterie, les tensions sur les ressources énergétiques, les crises migratoires…
Un temps figé, le monde retrouve ses aspérités, ses crises politiques, voire ses guerres ouvertes. Mais l’essentiel des crises se concentre désormais dans un arc s’étendant du
golfe de Guinée à la chaîne de l’Himalaya. Cette transformation du monde s’accompagne d’une transformation du renseignement. La DGSE adapte son dispositif en conséquence. Apprenant de ses succès
comme de ses échecs, elle entre dans une dynamique de réforme, de modernisation, d’adaptation et d’ambition. Grâce à l’inlassable travail de mes prédécesseurs, la DGSE s’affirme et se recentre
peu à peu dans l’appareil d’Etat. Les efforts produits par le Service sont indéniables, ils accompagnent également une transformation culturelle de la classe politique et administrative désormais
bien informée des questions de renseignement, qui nous préserve des dérèglements institutionnels.
Enfin, le débat public sur l’utilité du renseignement est aujourd’hui apaisé. L’opinion publique elle-même reconnaît l’utilité d’un service de renseignement comme la DGSE, et
selon un sondage conduit au cours du mois de mars, 70% de nos concitoyens ont une opinion positive, voire très positive, de notre Service. A charge pour le Service de dissiper la crainte diffuse,
que la DGSE ne soit à l’avant-garde d’un monde qui porterait atteinte aux libertés. Le renseignement connaît une forme de consécration institutionnelle en 2008, lorsque le Livre Blanc sur la
défense et la sécurité nationale désigne le renseignement comme une fonction stratégique.
Cette priorité a eu trois traductions concrètes :
- la réforme du pilotage du renseignement, avec la création du Conseil national du renseignement, la création du poste de Coordonnateur national du renseignement et l’élaboration d’un premier
plan national d’orientation du renseignement ;
- l’obligation donnée aux services membres de la communauté française du renseignement de travailler toujours plus et toujours mieux ensemble ;
- l’accroissement des moyens humains et financiers, accordés notamment à la DGSE.
Les services de renseignement ne sont pas infaillibles. Il faut avoir la modestie de le reconnaître. Le défaut de coordination serait en revanche impardonnable. Or aujourd’hui, il faut
le dire, sous la houlette du coordonnateur national du renseignement, nous formons une communauté, avec nos collègues de la DCRI, de la DRM, de la DPSD, de la DNRED et de Tracfin, et les échanges
entre nos services n’ont jamais été aussi fluides, jamais été aussi efficaces, jamais été aussi réactifs. L’actualité, malgré la critique facile, en est l’illustration. Nous formons une
communauté qui veut se forger une culture commune. Nous avons conscience de la communauté d’intérêt qui lie tous les acteurs du renseignement. Il est aujourd’hui impossible de travailler seul, et
la DGSE travaille non seulement avec ses partenaires de la communauté française du renseignement, mais également avec ses partenaires étrangers, sans lesquels elle ne pourrait exercer
efficacement sa mission.
Comme dans toute organisation, nous avons une culture, notamment la culture du secret. Nous avons aussi nos valeurs. Elles sont fondatrices, car elles assoient la philosophie de
notre activité, elles sont à la source de notre dynamisme collectif. Dans le monde du renseignement, les Services les plus efficaces et les plus respectés sont ceux qui demeurent les plus
discrets et qui disposent d’une capacité à protéger le secret. La confidentialité et le cloisonnement sont des clés de notre succès. Aussi, en rejoignant volontairement la DGSE, chacun d’entre
nous a souscrit un contrat moral d’adhésion, porteur de valeurs propres à la famille du renseignement. Ce contrat nous lie indéfectiblement et forge un sentiment d’appartenance et une solidarité
dont nous tirons notre force. Pour rester dans la course, il faut aussi le reconnaître, un service crédible doit disposer de moyens financiers importants car nous parlons là d’une machinerie
hautement professionnalisée et sophistiquée.
Face à des défis techniques et opérationnels permanents, et pour anticiper le développement de nos sociétés et de notre planète, la DGSE doit demeurer à la pointe de l’innovation, tout en
conservant sa capacité à la clandestinité de ses opérations hors de nos frontières. Il faut cependant admettre que notre modèle économique, bousculé par la crise et par la nécessité de maîtriser
nos dépenses publiques sur le long terme, nous incite à l’exemplarité et nous contraindra à des choix. Il faut enfin que le Service jouisse d’une proximité institutionnelle avec les plus hautes
autorités de l’Etat. Un service de renseignement efficace et respecté doit avoir la confiance de ses autorités, pour être en mesure de dire toutes les vérités.
Mes chers collègues, vous avez embrassé une carrière à la DGSE au service de la République. Notre monde est dangereux, et vous êtes bien placés pour le savoir, car vous êtes sur la première ligne
de défense du pays. La mission de la DGSE est d’affronter les difficultés quand elles se présentent, et d’aller de l’avant, en ayant toujours à l’esprit notre intégrité et notre sens des
responsabilités. Quelles que soient vos fonctions à la DGSE, vous exercez votre mission conformément aux valeurs de la République, au service de la France, de sa diplomatie, de sa défense, de ses
intérêts dans le monde, et au service de la sécurité de nos concitoyens.
Mes chers collègues, vous incarnez les talents de notre pays, et je veux vous dire que vous pouvez être fiers de votre vocation, parce qu’elle apporte au service exigeant de la
France, cette part d’engagement et d’idéal qui grandit les hommes. Vive la République ! Vive la France !"
Jean Dominique Merchet, secret défense